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Parole de professionnel avec Alain Brodin.
Scénario catastrophe : gérer la communication de crise d’un crash d’avion
31 octobre 1994. Alain Brodin, à l’époque président de la filiale ATR (Avion de Transport Régional) aux USA, s’apprête à embarquer dans son vol pour Dallas, où il a été convié pour célébrer les 10 ans de la société American Eagle. Et pourtant, il ne décollera pas ce soir-là ; car à ce même instant, le contact est perdu avec un avion ATR72 d’American Eagle, qui effectue une liaison intérieure entre deux villes états-uniennes.
Il est 18h30 à Washington quand la nouvelle tombe : l’ATR72 a crashé, avec à son bord 68 passagers et 4 membres d’équipages. A l’origine de ce crash : une défaillance de l’avion, lorsqu’il est en conditions givrantes (cette explication ne sera découverte que quelques mois plus tard, lors de l’analyse des boîtes noires).
Pour Alain Brodin, c’est le début d’une longue nuit à contacter le siège d’ATR à Toulouse, et le début de plusieurs années à gérer les suites de cette catastrophe pour la société. Fort de cette expérience, Alain Brodin est venu témoigner auprès des étudiants de Mastère 2 Communication. Rencontre exclusive :
“- Alain Brodin, vous avez eu à gérer un des crashs les plus marquants dans l’histoire de l’aviation américaine. Comment on se prépare à une communication de crise de ce type ?
– La première chose c’est l’anticipation, et l’identification de problèmes potentiels, qui ne sont pas des problèmes vraiment identifiés dans l’entreprise, mais qui pourraient surgir, donc il faut un peu d’imagination parfois.
Nous c’était simple, car quand on fait des avions, on sait que ce qui peut arriver le plus, c’est bien sur un accident. On est forcément préparé à ça. Alors que beaucoup de sociétés pensent que le pire n’arrivera jamais.Le principal c’est l’anticipation, ensuite c’est d’avoir des gens formés pour pouvoir parler, gérer la communication, et ça ce n’est pas évidemment non plus.
-Avec le recul, quels ont été selon vous vos atouts et forces pendant la gestion de cette crise ?
– C’est un ensemble de tout
, je dirais qu’à titre personnel j’avais une qualité : je parlais très bien anglais. On me considérait comme bilingue, avant même d’habiter aux USA, donc il n’y a avait pas de frein. Quand j’étais enfant, j’ai habité pendant 1 an avec mes parents aux USA, donc je suis allé à l’école américaine, et quand ensuite je suis rentré en France en 6eme je parlais couramment, avec l’accent américain, ce qui a facilité l’ensemble de mes échanges sur place. Sinon, je dirais que ce qui est important c’est d’avoir une société qui a les épaules solides derrières. J’ai eu un très bon soutien quand même : de mes chefs, des gens du bureau d’étude, des ingénieurs, des pilotes… Parce que moi… je ne suis que moi ! Je ne suis pas ingénieur, je ne suis pas pilote, …
Sinon, je dirais que ce qui est important c’est d’avoir une société qui a les épaules solides derrières. J’ai eu un très bon soutien : de mes chefs, des gens du bureau d’étude, des ingénieurs, des pilotes… Parce que moi… je ne suis que moi ! Je ne suis pas ingénieur,
je ne suis pas pilote, …
-Vous parliez de cette équipe qui vous a entourée : comment fait-on pour mobiliser une équipe entière sur la gestion d’une crise de ce type ?
-Quand vous êtes dans une entreprise ou il arrive quelque chose comme ça, on se rend vite compte, a tous les niveaux de la société, que ça peut être catastrophique.
Au moment de cette crise, nous avions déjà 400 avions de livrés, dont 150 aux USA, à l’ensemble de nos prestataires. On a eu interdiction de vol pendant un mois et demi. Les autres compagnies aériennes qui utilisaient ce modèle d’avion ont aussi été impacté. Finalement, toutes les ressources de la société ont été mobilisées.
J’ai appelé mes interlocuteurs Français, le 1er novembre à Toulouse et le lendemain, 1er novembre (heure Française) il y avait déjà une réunion de crise à Toulouse avec les principaux responsables de la direction. Il n’y avait pas de ceci, ou de cela : “tu viens !”.
– Comment ressort-on d’une crise comme celle-ci ?
Ça marque beaucoup. Ça a été, à la fois, mes deux années les pires et les plus intéressants de ma carrière.
On ne pense qu’à ça. 68 morts, même si ce n’est pas vous qui êtes responsables, vous vous sentez quand même très impliqué.
– Personnellement, comment vous avez réussi a garder la tête froide ce 31 octobre, alors que vous pensiez que vous alliez faire la fête à Dallas ?
-C’était horrible, c’est un peu comme si vous aviez une fête de prévue et on vous annonce une catastrophe énorme, votre famille qui se suicide, quelque chose comme ça… Comment on a réussi ? L’effet de groupe d’abord, on ne peut pas être seul.
J’ai retrouvé toute l’équipe à Washington, on était une trentaine, ils étaient tous là. Personne n’a dit “je rentre chez moi, j’en ai rien à faire”. Et ensuite, j’ai passé une partie de la nuit au téléphone avec mes collaborateurs Européens. J’ai fait la permanence jusqu’à 4h du matin, heure locale de Washington. Je suis allé me coucher 2 ou 3h et j’ai recommencé à 7h du matin. En France, il était 13h et toutes les équipes été déjà mobilisées.
Ce qui m’a fait tenir, la force du collectif.
-Si aujourd’hui vous viviez de nouveau ce type de crise, changeriez-vous des choses ?
Je crois qu’on ferait à peu près tout pareil, mais aujourd’hui c’est différent, parce qu’avec les réseaux sociaux, je ne sais pas comment je ferais. Cette déferlante de commentaires gratuits de gens qui sont incompétents mais qui donnent leur avis quand même… Ça doit être très dur ! Mais basiquement je pense qu’on ferait à peu près la même chose.
-Vous parliez des IA, et notamment de Chat GP que vous avez testé en lui demandant de s’exprimer sur les ATR en conditions givrantes, et qui vous avait donné une réponse très diplomatique.
-Diplomatique, mais pas bête !
-Pensez-vous qu’à terme cela pourrait servir d’appui, pour préparer un discours ?
-Oui peut-être !
-Vous êtes plutôt optimiste quant aux IA ?
-Je pense effectivement que ça va modifier énormément de chose dans l’avenir, que je ne connaitrai pas moi. Je pense qu’il y a des dangers mais que c’est quand même assez extraordinaire.
-Vous disiez à nos étudiants de s’entrainer, pour maitriser la prise de parole en public. Vous avez eu des cabinets d’experts qui vous ont entrainé à cet exercice ?
-Oui, des cabinets d’experts américains, spécialisés dans la communication publique, pour apprendre à éviter de dire des choses qui pourraient déraper par la suite.
-Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui veut s’entrainer a la prise de parole en public ?
-Il faut simuler quelque chose, simuler, parce qu’on voit que quand on est amené à parler et qu’on n’est pas préparé c’est quand même beaucoup plus dur. On hésite et toute hésitation est perçue après, quand elle est retransmise par les média, comme un point de faiblesse ou un point de dissimulation, donc je pense que c’est important de s’entrainer à vide même, entre élèves par exemple.
La plupart des Français sont mauvais en expression oral, c’est un défaut français connu. Je pense que c’est dû à notre éducation, on est dans une éducation de l’écriture, (rédactions, dissertations…) beaucoup moins que l’américain. L’américain il n’est pas habitué à ce qu’on lui fasse faire des dissertations au lycée. On leur fait faire du verbal, « présente la météo » et ils savent très bien le faire.
Donc je pense effectivement que c’est un problème culturel et les Français ne sont pas à l’aise là-dessus, et surtout beaucoup ne sont pas à l’aise en anglais. Donc il faut s’entrainer, s’entrainer, s’entrainer.
-Enfin, quels sont les 3 conseils que vous donneriez a un jeune aujourd’hui pour amorcer une carrière dans un grand groupe, et dans l’aéronautique par exemple ?
-C’est difficile à dire, car je n’étais pas préparé à ce que j’ai fait. Je ne suis pas ingénieur, et je suis entré dans une entreprise de très haute technologie, entouré d’ingénieurs essentiellement. Donc il a fallu que je comprenne un peu comment les choses marchent. Je dirais, avoir toujours le désir d’apprendre, même quand on est dans une entreprise dont on ne connait pas les technologies, essayer au moins de comprendre comment ça marche. On ne devient jamais ingénieur quand on n’est pas ingénieur, ça c’est clair. Mais au moins on peut aller sur un avion, comprendre pourquoi un avion vole, pourquoi l’écoulement de l’air permet la portance… c’est fondamental.
-Comment êtes-vous arrivé dans ce secteur ?
-Par hasard ! J’ai fait une licence d’anglais et de langues scandinaves, et Sciences Po Paris. Après j’ai fait mon service militaire, de 2 ans à l’époque, et en sortant de mon service militaire, mon rêve était d’entrer dans une organisation internationale, style ONU, UNESCO… J’étais formé pour ça à Sciences Po, j’avais fait section Relations Internationales.
Sud Aviation, une des sociétés qui plus trad deviendrait AirBus, cherchait quelqu’un sortant de Sciences Po, qui parlait très bien anglais, qui avait l’habitude des relations internationales, pour s’occuper des relations avec les britanniques sur le programme Concorde.
Ma première réaction, c’était de dire « je ne peux pas, je ne suis pas ingénieur, je ne suis pas pilote, je suis nul en maths… Qu’est-ce que je vais faire là-dedans ! ».
Dans une entreprise, il n’y a pas que des ingénieurs, souvent les ingénieurs ne “savent pas” parler, ne savent pas écrire, ils ne savent pas faire un résumé, une synthèse… Et je suis rentré là-dedans comme ça. Ça m’a plu, j’ai appris à travailler avec les Britanniques sur le concorde, à faire les contrats… mais je n’étais pas du tout préparé pour être vendeur d’avions. J’étais réticent. Moi je m’étais mis dans la tête que c’était trop technique, trop ingénieur pour moi.”
En bref, la communication de crise, qu’est-ce que c’est ?
La communication de crise regroupe l’ensemble des dispositifs, techniques et actions de communication en réponse à un événement, pour lutter contre les effets négatifs sur la réputation d’une organisation ou d’un produit.
La crise, par définition, survient à un moment où on ne s’y attend pas. Plusieurs phases la définissent, parmi lesquelles l’incubation, le déclenchement, la phase aigüe, et le redressement. Une fois la crise survenue, Alain Brodin décrit 3 étapes dans la gestion :
- La phase de containment : lorsque la crise vient de naître, et qu’on essaie de la contenir avant que les médias ne s’en emparent
- L’étape du Build Up : une fois la crise installée, il s’agit alors de constituer une banque de données pour assurer la qualité du produit ou de l’organisation que l’on défend
- L’étape du Roll Back : il s’agit dans cette étape, après la crise, de montrer que l’on est pro-actif et que l’on tente de corriger les erreurs du passé
Mais alors, comment se préparer à une situation de crise ? Pour Alain Brodin, la gestion d’une crise peut être préparée, en gardant à l’esprit 3 actions essentielles :
- Anticiper : il s’agit de déterminer les problèmes potentiels qui pourraient survenir, afin d’y apporter les meilleures réponses le moment venu
- Préparer des procédures internes : Une fois la crise survenue, l’organisation doit faire face à l’opinion publique et aux médias, et montrer qu’elle garde le contrôle. La formation d’une cellule de crise, qui pourra agir et prendre les bonnes décisions en temps réel est donc essentielle.
- S’entrainer et désigner un porte-parole : il s’agit là d’un des exercices les plus délicats de la gestion de la crise : la prise de parole en public.
Lors d’une crise, l’opinion publique et les médias sont en attente de réponses. Toute prise de parole en public doit alors être méticuleusement préparée, afin de faire passer des messages clairs, concis, qui ne pourront pas être mal interprétés. Dans le cas du crash de l’ATR72, la communication de crise englobait certains axes prioritaires :
- Exprimer la sympathie pour les victimes et les familles
- Recherche de la vérité et d’investigation
- Eviter les spéculations par les médias
- Refuser de blâmer ou d’incriminer
La meilleure façon de gérer une crise reste dans tous les cas de l’anticiper. L’analyse des risques potentiels, le choix d’un porte parole, la préparation à la prise de parole en public, la constitution de la cellule de crise… Toutes ces actions, si elles sont anticipées, permettent une meilleure gestion de la crise le moment venu, et permettent d’apporter des réponses rapides et efficaces.
Rédaction par Juliette Voyemant.